« Mais le plus bel exemple de floraisons d'automne, de ces bouillonnements créateurs du grand âge, c'est Vienne, entre 1870 et 1830, la tête d'un empire austro-hongrois décati, le dernier successeur de l'Empire romain d'Occident , cinq siècles d'existence. Tout allait au plus mal dans ce pays battu par la Prusse à Sadowa, écartelé par les nationalismes internes, avec une cour accablée de drames et de suicides, et un empereur tournant fantôme, quand Vienne devint la capitale de l'esprit objectif du monde occidental. Sous les marques de l'opérette et des valses, de Mayerling et de Sisi, la haute culture viennaise a jeté les bases de toutes les inventions du siècle. Et cette grande époque débute curieusement en 1871, quand le centre politique et militaire de l'Europe continentale passe de Vienne à Berlin, forçant la Couronne à abdiquer tout rôle dominant à l'international. La finis Autriae dans l'arène européenne préfigurait la finis Europae dans l'arène mondial, et cette répétition générale pourrait nous faire envie, tant cette Joyeuse Apocalypse n'a pas seulement illuminé son siècle, mais féconde le suivant. Nous sommes tous les enfants, sinon les parasites, encore maintenant, du ring, du cercle de Vienne, des cafés, galeries, clubs, revues, cabarets, agences de cette irremplaçable "décadence". Le Who's Who viennois de la Belle époque, c'est la moitié du panthéon de l'an 2000. Peinture : Klimt, Kokoschka, Schiele. Architecture : Adolf Loos, Otto Wagner. Musique : Alban Ber, Gustav Mahler, Arnold Schoenberg, Anton Webern. Sciences humaines : Sigmund Freud, Ludwig Wittgenstein, Joseph Schumpeter, Wilhelm Reich. Littérature : Robert Musil, Stephan Zsweig, Hermann Broch, Karl Kraus, Manès Sperber. Cinema : Fritz Lang, Joseph von Sternberg, Erich von Stroheim, Michael Curtiz. Hollywood ne serait pas ce qu'il est s'il n'avait accueilli ces civilisateurs, non plus que Londres, Harvard et Paris. Quel isme ne devrait-on faire précéder du préfixe austro? Sionisme, marxisme, positivisme, expressionisme, etc. Qui a dit que sortir de l'histoire oblige à broyer du noir? Bien au contraire : ces périodes faste et conclusives sont celles où la mélancolie au coeur n'empêche pas la gaieté dans l'esprit ; où l'art de vivre est si loin poussé que certains peuvent vivre de l'art, et pour lui ; où il n'est plus nécessaire d'espérer pour entreprendre ni même d'entreprendre pour dire merci ; où les convictions perdant de leur force aveugle, le réel se découvre aux esprits, sans ajout ni déguisement ; où les corsets se délacent et les bonnets volent par-dessus les interdits. Le collectif y perd, l'individu y gagne. Décadence, dira l'un, libération, dira l'autre. Et pourquoi pas les deux? »
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Régis Debray
Civilisation |
Régis Debray
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« Par chance, les quidams meurent encore. Vous et moi. Et toujours avant l'heure. Il y aura donc encore place pour un Bacon, un Balthus, un Cremonini. Un Robert Bresson ou un Kubrick. Tous imagiers qui veulent gagner la course contre la gueuse. Tant qu'il y a de la mort, il y a de l'espoir - esthétique. (p 37) »
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Régis Debray
Vie et mort de l'image |
Régis Debray
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« Il y eut "magie" tant que l'homme sous-équipé dépendait des forces mystérieuses qui l'écrasaient. Il y eu "art" ensuite quand les choses qui dépendaient de nous devinrent au moins aussi nombreuses que celles qui n'en dépendaient pas. Le "visuel" commence lorsque nous avons acquis assez de pouvoirs sur l'espace, le temps et les corps pour ne plus en redouter la transcendance. Lorsqu'on peut jouer avec nos perceptions sans crainte des arrière-mondes. (p 35) »
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Régis Debray
Vie et mort de l'image |
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