« Plus vous expropriez les consciences, par l'industrie du rêve ou de l'information, plus vous leur donnez l'envie de se construire une cabane à part, par le biais d'un artisanat fait main, comme l'est la littérature. Toute langue littéraire est asociale en ce qu'elle est plus qu'un moyen de communication. Elle transcende sa fonction instrumentale, devient une forme en soi, capable de survivre à la disparition de son sujet, à l'usure des passions politiques, à l'évanescence des motifs. "Journaliste" est celui qui délivre son message , et s'en va ; "écrivain", celui qui, pour rester, s'intéresse autant à la manière qu'à la matière. Logique de la demande collective contre logique de l'offre personnelle. Par quoi l'homme des médias rassure, si l'écrivain offense. Le premier donne des gages à son groupe d'appartenances parce qu'il présente le réel sous sa forme jugée ; le second nous met face au réel, mais chacun pour soi, rien n'est tranché (...) en démassifiant le langage, en désindustrialisant la culture. En nous incitant, par la force de l'exemple, à prendre du recul sur l'environnement, à nous confectionner nous-mêmes nos verre de lunettes. Délivrer l'homme de sa tribu, rendre sa propre voix à chacun, le soustraire ne serait-ce qu'un instant au ronron collectif et du besoin, pour lui signaler qu'il y a quelque part de l'insubstituable, c'est exactement ce que les médias ne peuvent faire pour la simple raison qu'ils ont pour fonction de faire le contraire : replonger les poissons dans le bocal. La force émancipatrice d'un travail sur les mots se mesure en somme à sa vertu de désengagement. Elle seule peut briser l'intimidation morale comme méthode de pensée, repousser la violence des idées générales qui violent la singularité, des êtres et des situations, dissoute dans les emphases convenues de l'agit-prop mercantile. La littérature aurait alors inconsciemment pour mission de produire des inadaptés chroniques à la consommation de masse. Mission immorale si l'on veut, au regard du consensus, mais profondément éthique, au regard des consciences. Cette aptitude à dépolitiser dépend du traitement, non du sujet. Quand un Nabokov écrit sur les papillons, il nous aide à prendre le gouvernement de nous-mêmes. Quand un folliculaire s'apitoie sur les mineurs de fond, ses lamentos convenus prolongent l'aliénation. Aussi bien Nabokov a-t-il des lecteurs, et l'auteur de best-sellers une clientèle. (page 129-130) »
|
Régis Debray
Modernes catacombes |
Régis Debray
Modernes catacombes
|
« La relation épistolaire exige 1) de ne pas être trop dérangé du matin au soir, 2) d'avoir de quoi boucler ses fins de mois. `...` L'exercice est bénévole. Flaubert, le veinard (quatre cent lettres entre lui et George Sand), avait une cuisinière et des rentes. La fin des "bonnes" à domicile, dans la moyenne bourgeoisie intellectuelle, 'est pas étrangère à l'épuisement de cette générosité de coeur et d'esprit qui consiste à prendre son temps et une feuille blanche pour prendre des nouvelles d'un tiers. Quand il faut faire chaque matin ses courses et son frichti, soutenir une longue correspondance relève d'une sorte de sainteté, aux limites de la névrose. »
|
Régis Debray
Modernes catacombes |
Régis Debray
Modernes catacombes
|
« « Nos lieux de justice pénale, protégés à la fois par le gendarme et leur aplomb, n’ont pas besoin d’une Bible posée sur une table, comme aux Etats-Unis, ni d’un crucifix accroché au mur, comme en Italie, pour intimer silence et respect. L’ordonnancement théâtral du prétoire nous signifie d’avoir à bien nous tenir une fois franchie la double porte capitonnée pour prendre place dans la salle d’assises ou la chambre d’appel, où n’importe qui ne s’installe pas n’importe où, comme dans une église. » »
|
Régis Debray
Jeunesse du sacré |
Régis Debray
Jeunesse du sacré
|