« "Il y a peut-être une explication psychosomatique à la différence des tempéraments. L'émotion en géographie est intimiste. Elle naît d'une solitude ou d'une contemplation. Elle nargue le métro-boulot-troupeau, pour le trekking en Himalaya ou la taïga sibérienne. L'émotion historique, elle, est chorale et naît d'une communion. C'est le frisson que nous donne une multitude au coude-à-coude, un cortège à l'unisson (..) p.60 »
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Régis Debray
D'un siècle l'autre |
Régis Debray
D'un siècle l'autre
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« Le faustien, on l'a compris, est un Blanc, un homme pressé, un manager qui aime les graphes et les tableaux Excel. C'est un urbain, un startupper, un homme d'initiative et d'industrie. L'ailleurs le démange et le lendemain l'inspire. Tout le contraire du bouseux collé à son lisier et au retour des saisons. Il ne cache pas son magot sous le matelas, lui, il risque, joue et gagne Il a foi dans le progrès, non sans raison, puisqu'il diminue sans cesse, par ses astuces et prototypes, la peine de vivre. Le maître des horloges a des plans de campagne appelés prévisions de croissance, car c'est un guerrier, et des réunions d'Etat-major, appelés G8 ou G20, car il voit grand. En tout, il mesure la performance, exige le maximum, et brandit le chronomètre. En clair, c'est l'homme de l'Esprit, tel que Valéry le définit : non un "flatus vocis", un gaz immatériel et flou, mais une "puissance pratique de transformation du réel", active et proactive. L'Esprit, oui, par opposition à la Nature. Ces termes démodés, jugés peu recevables par nos maîtres-déconstructeurs, il nous faut les assumer, avec ou sans leur majuscule hautaine. S'entendra ici, prosaïquement, par nature, à la façon stoïcienne, l'ensemble des choses qui ne dépendent pas de nous, et par esprit, le système élaboré des forces qui s'appliquent à faire qu'elles dépendent de nous. Ce ne sont pas là deux blocs métaphysiques immuables, puisqu'au fut et à mesure que l'esprit accroît ses moyens d'intervention, tout ce sur quoi nous n'avons pas prise - la nature - doit battre en retraite. Réduire au plus strict minimum l'antique force des choses, ce fut la raison d'être, et à court terme, la réussite de qui ouvre des lignes aériennes, arase les haies vives et asphalte les chemins de terre. Qui procède au remembrement des parcelles, assainit la bocage, améliore la productivité, fait ses additions et réclame un bonus. Qui, en ville, taille des avenues et remplace les ruelles par des esplanades. Tout ce qui entrave et enclave, pèse et empèse, l'insupporte - Héritage, Tradition, Localisation. Pas de fil à la patte. Respecter, c'est radoter. Son devoir à lui est de créer du jamais vu. L'an I de la République. L'an I de l'homme nouveau. "Du passé faisons table rase", de la couche d'ozone, des nappes phréatiques et des séquoias aussi, et demain l'Internationale sera le genre humain. Rien de plus condamnable, à ses yeux, et de plus rétro, que l'injonction d'Epictète : "Ne prétend pas changer la nature des choses." Lui, justement, c'est son métier, son orgueil, sa feuille de route. »
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Régis Debray
Le siècle vert |
Régis Debray
Le siècle vert
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« 1919, traité de Versailles. Pour la première fois depuis deux siècles, le texte français d'un accord international fait plus loi. Le président Wilson exige une version en anglais. Le français cesse d'être la langue de la diplomatie. 1920, fondation à New York, par Duchamp et Man ray, de la société anonyme, un lieu pour exposer de l'art "moderne". "L'homme le plus intelligent et pour beaucoup le plus gênant de cette première partie du XXe siècle (André Breton sur Duchamp) s'est installé aux États-unis dès 1915. L'urinoir signé R.Mutt, le célèbre ready-made, est exposé à New York en 1917. (derrière un écran). 1925, la Métro Goldwyn Mayer rachète les parts du Crédit commercial de France de la société anonyme de la société Gaumont. Confirmation du transfert de l'usine à rêves de Paris à Hollywood. 1926, Charles Pathé abandonne à Kodak (USA) le monopole de la fabrication du film vierge, qu'il avait arraché à Georges Eastman avant la guerre. 1927, Warner Bros produit le premier film parlant. Le Chanteur de jazz. "Si cela marche, a dit le producteur, le monde entier parlera anglais. (L'image sonore n'arrivera en France qu'en 1930.) 1943, création de l'Amgot (Allied Military Government of Occupied Territories). Confondant libération et occupation, le président Roosevelt signe un projet d'administration de la France libérée donnant au commandement suprême allié toute autorité sur l'ensemble du territoire et prévoyant une monnaie imprimée aux États-Unis et distribuée par l'administration américaine à la population. Plan déjoué au printemps 1944 par de Gaulle, avec l'appui sur place du général Eisenhower. 1946, signature de l'accord Blum-Byrnes. Vichy avait interdit les films américains. Une fraction de la dette française effacée, en contrepartie de quoi les États-Unis, sous l'égide d'une maxime perspicace, trade follows the film, exigent l'abandon du quota pour les productions américaines et une sévère réduction des exclusivités pour les films français (de sept à quatre semaines). Se créera en réaction un comité de défense du cinéma français (Jean Marais et Simone Signoret), et le centre national du cinéma viendra au secours des films français, leur production ayant chuté de moitié. En Allemagne, après guerre, la diffusion des films américains n'est pas réglementée. 1946, parallèlement au plan Marshall, les États-Unis lancent le programme Fullbright "pour la reconstruction intellectuelle de l'Europe". 1948, promulgation de la Déclaration universelle des droits de l'homme, "l'homme moral de notre temps". Votée par l'assemblée générale des Nations unies à Paris, au palais de Chaillot, mais rédigée à Lake Success en 1947, sous l'égide de la grande Eleanore Roosevelt, veuve du président, elle représente à double titre, par son caractère d'universalité, une considérable avancée sur la déclaration de 1789. C'est l'individu en tant que tel, qu'il soit apatride, réfugié, migrant ou demandeur d'asile, qui devient sujet des droits imprescriptible et les principes énoncés, quoique dépourvus de caractère obligatoire, s'imposent à tous les pays. »
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Régis Debray
Civilisation |
Régis Debray
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